07/02/2011

La tristesse nationale des «audacieuses décisions»


le Pouvoir est à la fois dans une sorte d'affreuse solitude impuissante et de haineuse jalousie d'enfant unique : il est le pire ennemi de lui-même. Il ne peut pas grandir, partager, rencontrer, embrasser et se mettre au soleil de tous. S'il reste tel quel, il va disparaître et il le sait.
Ces quelques lignes valent toutes les caricatures du monde. Pour cela, je préfère rester impuissant et les savourer.

P our un instant, le chroniqueur y a cru. A cru que El Jazeera était regardée de la même façon par lui et par le Pouvoir, qu'il va y avoir nécessairement des changements de survie, que l'histoire l'imposait, que le régime était si rusé qu'il en est devenu intelligent, que pour éviter le pire, le meilleur allait être annoncé sur grand écran, de cœur à cœur. Pour un instant, car il ne s'agit pas de faire de l'oppositionnisme, de détester le Pouvoir pour des raisons personnelles ou d'ignorer, méchamment, l'œuvre quand un trottoir était bien fait. Un instant donc ou deux, juste après l'effet d'annonce de la levée d'état d'urgence (devenue loi antiterroriste sous un autre nom) et l'injonction faite à l'ENTV de laisser parler les autres et pas seulement le régime de lui-même et ses réalisations. Puis vint un instant de doute : et si ce n'était que de la farine après l'huile et le sucre ? Pour trancher donc, il a suffi de regarder le Journal télévisé d'avant-hier. Et là, ce fut la révélation: 1° - L'ENTV et ses 4000 employés sont encore un appareil de propagande. 2° - On ne peut pas fabriquer un Etat à partir d'un Pouvoir. 3° - Le régime est piégé par lui-même et ses faux partis, faux syndicats, faux opposants, faux candidats à la présidentielle, fausses associations, faux chiffres, faux bilans et faux partenaires. Rien à faire donc. A l'ouverture du JT, un télégramme envoyé par la Présidence à la Présidence de la Nouvelle-Zélande (info tellement stratégique qu'elle mérite la une du journal !). Puis un compte-rendu hagiographique et très maoïste sur les « décisions audacieuses » du Président selon la formule employée. Puis un tour des partis qui ont réagi aux « décisions audacieuses ». D'abord les amis : le RND, puis les autres. El Islah, Ahd 54 (sic !), le PT de Louiza Hanoune puis Moussa Touati qui continue de faire une campagne électorale dans une autre planète. Ensuite viennent les « proches » : l'UGTA qui a disparu en vérité après la mort de Benhamouda et qui réapparaît quand on la bipe. Ensuite, le JT présentera quelques « chercheurs » universitaires qui ont salué « les décisions audacieuses » (je jure qu'ils ont employé la même expression presque tous !). Puis le Président du Parlement européen qui a salué « les décisions audacieuses » et, enfin, Washington qui aurait « salué les décisions audacieuses ». Rien de ce qu'ont dit les autres partis opposés comme le RCD ou le FFS ou le MDS ou les gens des droits de l'homme ou le reste du reste qui sont vous et moi. Rien, car c'est cela « l'ouverture » selon l'ENTV, l'ouverture du Pouvoir : c'est votre bouche qui s'ouvre mais c'est sa langue qui parle. Du coup, on comprend : il y a des choses, des mentalités ou des appareils qu'on ne peut pas « ouvrir ». Ils ont leur monde, leurs univers, vision, façon de voir ou de se sentir propriétaires du pays qui ne correspond en rien au reste du pays. On ne peut que les arracher ou les détruire ou les réduire ou les dissoudre. Même si Obama lui-même est nommé PDG de l'ENTV, l'ENTV restera ce qu'elle est : un appareil de propagande et pas d'information. Une société privée qui n'obéit ni à sa tutelle ni à personne sauf à l'occulte. Les limites du Pouvoir de Bouteflika s'arrêtent au Boulevard des Martyrs, car c'est la frontière entre la « responsabilité » et la « Décision ». C'est un endroit qui a l'habitude d'incarner la nature profonde du Pouvoir : fuyant, rusé, caché, roublard, détournant tout vers sa matrice, insaisissable et tricheur et d'une méfiante prudence. C'est à l'ENTV que s'incarne la nature cachée du régime et de ceux qui décident : pas un élu, pas une personne seulement, mais un imbroglio d'intérêts, d'idéologies et de mangeoires qui à la fois servent le Pouvoir et le piègent. L'ENTV sait qui commande, quel est le langage du Pouvoir et quel est le poids de sa promesse de « libérer » l'Algérie et sa parole. C'est une entreprise qui agit selon un instinct collectif et l'incarne avec précision. 

 Et c'est en regardant ce qu'a fait l'ENTV des « audacieuses décisions » que le chroniqueur a compris brusquement que le Pouvoir est à la fois dans une sorte d'affreuse solitude impuissante et de haineuse jalousie d'enfant unique : il est le pire ennemi de lui-même. Il ne peut pas grandir, partager, rencontrer, embrasser et se mettre au soleil de tous. S'il reste tel quel, il va disparaître et il le sait. S'il veut réformer, il doit passer sur son propre corps et il le sait. Son drame est qu'il a fabriqué un immense pays falsifié qui l'a protégé mais qui maintenant lui impose une terrible angoisse : celle du faussaire qui a fabriqué 99 faux billets de banque et qui a glissé dans la liasse son seul vrai billet dont il a brusquement besoin. Comment faire pour le retrouver ? Qu'est-ce qui est vrai ? Par quoi commencer quand le commencement impose de débuter par sa propre fin ? Conclusion : si vous mettez un canon de fusil sur la tempe de l'ENTV pour l'obliger à dire la vérité, elle vous dira que ce geste « est une audacieuse décision ». Si vous demandez à un Pouvoir de changer, il vous dira qu'il a toujours eu deux prénoms. 


Raïna Raïkoum par Kamel Daoud quotiden d'Oran
Lundi 7 février 2011

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