17/10/2012

..............> Assis dans moi-même <..........



par Kamel Daoud


« .Que te dire ? On est tous assis dans la chaloupe et on attend. Bien sûr on mange bien. C'est le paradis de l'intestin chez nous. Depuis le départ des Français, le ventre se porte mieux mais c'est à la tête qu'on a mal. Quant aux mains et bien tu sais, il y a des gens qui rament pour nous et qui sont
Chinois.

Oui tout le monde va bien. Surtout les morts. Ils sont au paradis nous dit-on. Pas dans la poche de Bouteflika. Tu as remarqué qu'on ne fait plus de stèle comme avant ? La commémoration n'est plus une religion. C'est un peu Haram d'incarner l'éternité par du ciment. Et puis le pays a une autre religion plus grave, plus méchante, un peu susceptible : au moindre mot elle vous charge et vous condamne la vieille dame qui veut remplacer Dieu par une photocopie. Du coup, on aime ici plus « Errissala » que « La bataille d'Alger ». Elles sont loin ces années où l'on avait une stèle par village et un village par date. Maintenant, le pays veut une grande mosquée pour tous. Lorsqu'on monte sur son minaret on peut voir toute l'Afrique dit-on. Pourquoi faire ? Ben je ne sais pas. C'est ainsi. Les vieux. Ils ont la vie longue. Y en a qui ont une deuxième et même trois si on compte les prête-noms. C'est bien de vieillir chez nous : cela a le poids de l'expérience et la force de la propriété. Le plus pauvre des vieux possède au moins sa femme ou sa canne ou un souvenir meilleur que le présent. Les autres ? Trop de jeunes. Ils sont le visage glissant comme s'ils sont nés d'un mensonge ou dans un virage. Et le regard mon Dieu ! On dirait qu'ils attendent que leurs aînés crèvent pour leur prendre les chaussures. C'est grave, je te jure : la guerre on la reconduit entre générations dans ce pays. Il y a encore colons et colonisés.

Bon, pour le reste, le pays va bien mais ne va nulle part. Tous assis comme je t'ai dit. Non non ! Les barbus ici chez nous n'ont pas les dents mais ils ont les mêmes idées qu'ils veulent glisser même dans le pain et l'eau. Le problème, tu sais, c'est que les gens ne croient plus en rien et donc ils ne croient pas aux islamistes comme dans les autres pays. Personne ne fait de la politique. C'est la démocratie de l'intestin. Ou la dictature du vide. En fait, c'est comme après la mort : personne n'a de corps sauf les femmes, personne ne possède rien sauf les martyrs, personne ne fait de politique sauf en rampant ou en se faisant marcher dessus. On se promène, puis on se heurte et alors on parle de Mektoub, sans le lire. Le reste du monde est notre ennemi mais on veut aller partout dans le reste du monde, sauf chez nous. Tu y comprends un peu non ? L'essentiel est qu'il ne s'y passe rien. On est tous au même endroit, morts, martyrs, disparus, vivants, nouveau-nés et vieux et jeunes et on attend. Ça manque d'air justement à cause de tous mais bon. On regarde aussi la télé. Plus que des décédés qui attendent un jugement dernier. Et on commente. Entre nous. Pour personne. On sait que le monde est une illusion ou une salle d'attente. Tu veux une image : ici chez nous c'est comme si on était tous assis dans une salle d'attente de dentiste alors que personne n'a plus de dents ! Je divague. Que veux-tu l'indépendance c'est parfois comme ça : cela vous est livré dans mode d'emploi ! »

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