Qu’est ce qui a poussé ces jeunes gens à fuir l’Algérie ? Pourquoi ces jeunes hommes et ces jeunes filles, pétris de talents, qui voyagent en Europe, en Afrique, au Moyen Orient et qui se font applaudir à tout rompre à chacune de leur apparition, tiennent-ils tellement à refaire leurs vies dans un autre pays quitte à vivre dans l’illégalité, dans la clandestinité, dans la précarité ?
«Partir est le rêve de toute une génération, explique Samir. En Algérie, il n’y a pas d’avenir. Quand on finit notre travail, on regagne notre chambre. Quand on sort de la chambre, c’est pour aller au travail. Il n’y a pas de loisirs, pas de distractions. Il n’y a pas d’avenir tout court…» Samir soutient que certains danseurs sont logés dans des chambres insalubres à Bordj El Kiffan, que la nourriture est infecte, que les conditions de travail sont indignes d’une troupe qui représente l’Algérie aux quatre coins de la Planète.
Un responsable du ballet national qui parle à DNA sous couvert de l’anonymat n’arrive pas à comprendre que ces « nantis » puissent se plaindre de leurs conditions de travail et de vie. « Ils sont chanceux ces jeunes. Ils sont pris en charge, voyagent et logent dans des hôtels 5 étoiles. Que veulent-ils de plus ? », s’interroge-t-il.
Ce n’est certainement pas les voyages, les hôtels cinq étoiles, petit luxe éphémère, qui intéressent ces jeunes. Hafid, 23 ans, originaire d’Alger : « Les frais de mission ? Ils nous donnent 50 dollars par jour, de plus versés toujours en retard. C'est-à-dire à notre retour en Algérie. Depuis que nous sommes venus au Canada, ils nous ont empoisonné avec de la pizza. »
Marié depuis l’été 2010, Hafid dit qu’il n’en peut plus. « Je touche un salaire de 12 000 dinars. Comment faire vivre ma famille avec un salaire de misère ? Comment prétendre à une vie décente quand on touche moins que le Smic (en Algérie le smic est de 15000 dinars, NDLR) ? De plus, au Ballet, la directrice est connue pour être une femme dure, cassante…Je suis jeune, j’ai envie de m’éclater, de me distraire, de m’épanouir au travail et en dehors. Ce n’est pas en Algérie que je pourrais réaliser mes rêves…»
Tarik, 29 ans, n’en dit pas moins. Marié, père d’une fillette de deux ans, lui a décidé de laisser sa famille en Algérie. Sa femme, mise au courant de son projet, lui a accordé sa bénédiction. « J’en ai marre, dit Tarik. Marre d’être logé chez mes parents, marre de demander encore, à 29 ans, à mon père de m’aider pour boucler les fins de mois. Je sais que c’est une aventure périlleuse, je sais que je risque de tout perdre en cas d’échec, mais je sais aussi que si je réussissais ici, je pourrais prétendre à une vie mille fois mieux que celle que j’ai laissée en Algérie. Je vais travailler comme un diable, m’occuper de ma famille à partir du Canada en attendant de trouver la solution pour la rapatrier. »
Partir coûte que coûte, dit de son côté Nassima, danseuse au Ballet. « Je ne supporte plus la misère, affirme cette belle femme de 23 ans. Je ne peux plus de la hogra subie quotidiennement. » Alors, elle prend la clé des champs. Dans la famille de Nassima, il y a déjà deux « harragas ». Les deux frères de cette jeune fille qui habite une cité populaire de la capitale, ont embarqué, il y a quelques années, à bord d’un bateau de fortune à partir des côtes de Mostaganem pour rejoindre l’Espagne. Depuis, ils ont réussi à obtenir leurs papiers. Alors pourquoi pas Nassima? Lorsque cette dernière informe ses parents de son projet, ceux-ci n'hésitent pas à l’encourager dans son entreprise. Aujourd’hui, ils sont ravis que leur fille ait mis pied au Canada.
« Nous sommes fiers d’elle, dit son frère, le seul qui n’a pas encore décidé de quitter le pays. Les gens de la cité la regardaient d’un mauvais œil. Certains la considéraient comme une dévergondée simplement parce qu’elle pratique la danse. Maintenant, elle est bien là où elle se trouve. Un de nos anciens voisins a accepté de la prendre en charge à Montréal en attendant qu’elle vole de ses propres ailes. »
Dix jours après avoir foulé le sol canadien, Nassima affirme qu'elle a déjà tourné la page : « C’est au Canada que je referais ma vie. Adieu l’Algérie. »
* Pour préserver l'anonymat des danseurs, les prénoms ont été changés. (Photo : Six danseurs, parmi le groupe de neuf, qui ont décidé de rester au Canada)